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Gustave Doré, La confusion des langues, 1865 |
What we should seek in cross-cultural education are less bridges than a deep understanding of the boundaries. We can teach the boundary, we cannot teach the bridge.
---Claire Kramsch,
Context and Culture in Language Teaching, Oxford, 1993, p.
228.
Tout d'abord je m'excuse de mon français, que je n'ai jamais
appris comme il faut, mais plutôt
pris ici et ailleurs. Si je l'utilise dans ce billet (et il va sans dire que toutes les corrections seront les bienvenues) ce n'est que parce que j'aimerais bien que
Youssef Tabti, qui en est à l'origine avec son projet
Invisible Boundaries, présenté dans le cadre des
événements parallèles de la biennal
Manifesta 8, puisse le lire sans avoir recours à Google Traduction. Puis je me suis dit que, s'agissant de franchir frontières langagières, il fallait prêcher par l'exemple, convaincu, d'autre part, que la plupart des rares habitués de ce blog se débrouillent en français, soit beaucoup mieux, soit aussi mal que moi (donc assez bien pour lire tout ce que je vais écrire ci-dessous).
Youssef est venu il y a deux semaines dans la classe pour enregistrer en vidéo une série des interviews avec certaines de mes étudiantes (que je remercie vivement de s'y être prêtées) à propos de la langue arabe (pourquoi l'avoir choisie, quelle impression elles ont des pays arabes qu'elles ont visités, quelles sont à leur avis les différences entre le monde arabe et l'Occident, en quoi elles estiment que la langue arabe est difficile, etc). Puis, tout de suite, il m'a demandé de passer moi-même devant la camera, moi qui avais joué jusque-là le rôle d'intervieweur, pour commenter leurs réponses, ce à quoi je ne m'attendais pas du tout et que j'ai fait, donc, assez spontanément.
En écoutant certaines de ces réponses, immédiatement je m'étais rendu compte qu'il y a vraiment des barrières invisibles, si l'on peut dire
cognitives, qui ne peuvent pas être brisées, voire parfois aperçues, que par soi-même, ce qui rend un tout petit peu décevante la tâche d'enseigner une langue
aussi étrangère (relativement, bien sûr) que l'arabe, parce qu'on aimerait pouvoir épargner aux étudiants quelques difficultés, du fait de la méconnaissance, qu'on a déjà surmontées (ou du moins, identifiées): d'un côté en les avertissant de ces obstacles, et d'un autre en leur facilitant quelques moyens de les franchir. Tout ça, sincèrement, j'essaye de le faire, alors soit je ne le fais pas correctement, ou bien ce n'est pas ainsi que ça marche. Et alors, puisqu'on prétend qu'il y a
un ordre naturel et
séquentiel dans le processus d'acquisition des langues étrangères,
y compris l'arabe, ne serait-ce pas qu'il y a aussi un ordre à suivre pour arriver à franchir ces frontières? Ensuite, quel serait le rapport entre un ordre et l'autre? Peut-on atteindre un certain niveau de maîtrise d'une langue étrangère sans se débarrasser au même temps de certains stéréotypes, préjugés, clichés et idées reçues et sur la langue et sur ses locuteurs natifs?
C'est ne pas par hasard, bien sûr, que Youssef a choisi comme
image du projet, à côté du titre traduit en arabe (الحدود غير المرئية), la gravure de Doré dédiée au récit biblique de la confusion des langues (
Genèse 11:1-9), quoique je lui ai fait remarquer que, du point de vue coranique (puisque la religion est aussi un composant du sujet), la diversité humaine (y compris celle des langues) est un des signes divines (
Coran 30/22) qui aurait, apparemment, un côté pratique, même positif: Dieu aurait fait de nous des nations et des tribus pour que nous nous entreconnaissons (
49/13) et non pas, comme les
exégètes le rappellent souvent, pour que nous nous méprisons les uns les autres à cause de nos origines. Grâce à cette diversité,
dit Al-Zamakhshari (الزمخشري), on se connaît les uns les autres, car si les accents, les visages et les couleurs s'accordaient tous, étaient uniformes et d'une seule façon, ce serait au contraire, on se confondrait et beaucoup d'avantages y liés deviendraient inutiles. Or c'est vrai qu'il faudrait tenir compte aussi des traditions musulmanes relatives à la tour de Babel et à la confusion des langues (تبلبل الألسن), que
Vlad Atanasiu a étudiées dans
un article à lui très instructif. A la limite, peu importe, car là où Youssef voit la perte d'un langage commun (qu'il faudrait recouvrer pour «réapprendre à dialoguer», disait-il), moi je vois l'absence d'un tel langage dont le fait d'être commun ne suffirait pas à nous mettre d'accord, car les gens, même si Dieu en avait fait une seule communauté, ne cesseraient de différer (
Coran 11/118). Mais quoi que ce soit, perte ou absence, nous pouvons toutefois le surmonter en apprenant les langues des autres, ou du moins une langue devenue commune.
Or ce n'est pas toujours dans le but de communiquer ou dialoguer avec ses locuteurs natifs qu'on étude une langue étrangère. Parfois on veut juste se renseigner sur eux ou leurs ancêtres (ou encore sur ceux des
nôtres qui parlaient cette langue), comme c'est le cas pour une bonne partie des arabisants que je connais, dont l’intérêt pour l'arabe en tant que véhicule de communication est presque nul. De même, ceux qui se pensent supérieurs (soit en quantité, soit en qualité) attendent toujours que ce soient les autres qui apprennent leur langue à eux, d'après une règle connue depuis longtemps: c'était dans son
Examen des trois fois (تنقيح الأبحاث للملل الثلاث) où le médecin et philosophe juif du 13ème siècle
Ibn Kammuna (ابن كمونة) disait déjà que si une minorité qui parle une langue se mêle à une majorité qui parle une autre, ladite minorité apprend la langue de la majorité, alors que celle-ci n'apprend pas la langue de la minorité, ou bien le fait toujours beaucoup plus tard; un phénomène qui peut devenir, à l'extrême, celui que
Louis-Jean Calvet a baptisé «
glottophagie», par lequel une langue
en mange une autre. Lors des entretiens, en réponse à l'une des questions de Youssef («Pensez-vous qu'il est nécessaire aujourd'hui d'apprendre l'arabe?»), une étudiante disait que non, étant donné que beaucoup des arabes parlent une langue européenne, ce qui équivaut d'une certaine manière à dire qu'on peut bien se passer de savoir ce qu'ils disent en arabe. Par ailleurs, ce polyglottisme européanisant s'expliquerait par le fait qu'ils n'aiment pas leur langue, d'après une de ses copines interviewées, dont la remarque rappelle tellement
celle de Gilbert Grandguillaume à propos de l'arabe normative, qui «n'a pas su se faire aimer» des maghrébins à son avis.
Alors si Youssef cherchait des frontières à rendre visibles, je crois qu'il a été servi. Pour ma part, d'abord je lui suis reconnaissant de m'avoir amené à constater par moi-même ce dont nous parle Claire Kramsch plus haut, dans la citation qui ouvre ce billet: on peut
enseigner les frontières, mais on ne peut pas en faire autant au sujet des ponts qui les traversent (dont il reste à savoir, ajouterais-je, s'ils peuvent aussi être rendus visibles). Ensuite, je le remercie également de m'avoir arraché, si peu de temps que ce soit, à la routine et la monotonie universitaires (que je supporte de moins en moins) sans toutefois avoir à quitter ni le campus ni
la frontière que j'y enseigne: c'est-à-dire, l'arabe langue étrangère.
2 comentarios :
Je ne dirai rien à propos de ton français, puisqu'il n'y en a rien à dire. Par contre, et j'avoue que j'abuse (bien qu'il soit dit qu'à folle demande, point de réponse), quelles références, telle que cette-ci en haut de Kramsch, devrait inclure une bibliotheca minima portant sur l'enseignement transculturel des langues (et même de la traduction) et, si j'ose aller au-delà de l'abus, et pour le temps d'autrui, et pour notre monde contemporain? Bien entendu, je ne cherche à avoir des références touchant nos domaines hébraïsant ou arabisant. C'est justement une perspective plus large que je chercherais à avoir.
Quelqu'un (Labov? Le Page?) disait que «all linguistics is sociolinguistics»... De même, tout enseignement des langues étrangères est censé être en quelque sorte un enseignement transculturel, or c'est vrai que dans nos domaines c'était toujours une culture qui était transie par l'autre, alors pas question de saisir les frontières (qui semblaient par ailleurs assez claires) ou bâtir des ponts: tout ce qu'il fallait c'était un cheval de Troie... en bois philologique.
Eh ben, rien que vous ne saviez déjà. Et puis, par rapport au peu que je sais à l'égard des sources, je tiens à mon choix: Kramsch est LA référence, je pense. C'est elle qui a forgé le concept-clé de third culture, auquel elle revient dans The Multilingual Subject.
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